Elle a le goût des autres, l’art et la manière, le sens de la formule. Actrice, scénariste, réalisatrice et chanteuse, Agnès Jaoui secoue le cinéma français de ses audaces, sa clairvoyance et ses nombreux talents depuis plus de 40 ans. C’est donc avec joie que l’Académie André Delvaux a choisi pour cette 12e édition des Magritte du Cinéma de lui remettre son Magritte d’honneur.
La filmographie d’Agnès Jaoui est parcourue de rôles forts, de femmes engagées ou émancipées, de réflexions salutaires sur les convenances et les apparences, le déterminisme social, ou la complexité des rapports familiaux.
Passionnée par la lecture, l’écriture et le théâtre dès son enfance, elle fréquente le Cours Florent, puis le théâtre des Amandiers de Nanterre. En 1987, elle joue dans une pièce d’Harold Pinter mise en scène par Jean-Michel Ribes où elle rencontre celui qui deviendra son compagnon de jeu et d’écriture, Jean-Pierre Bacri. Ensemble, très vite, ils s’attellent à l’écriture de leur première pièce, Cuisine et dépendances, qui deviendra un film en 1992.
L’équation est simple: les rôles qu’on ne lui propose pas, elle les écrira. Agnès Jaoui va ainsi imaginer une poignée de personnages marquants, incarnant à merveille, notamment l’intello cérébrale drôlement pince-sans-rire. Cette appétence pour déceler le poids des identités socio-culturelles, ce regard aigu et corrosif posé sur les garants de l’autorité, et ce talent pour observer les travers du quotidien la propulsent au firmament des scénaristes français.
Le regretté Alain Resnais repère l’intrigant duo formé par Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri et leur confie l’adaptation d’une pièce d’Alan Ayckbourn, exercice de style jouissif qui deviendra le diptyque Smoking/ No Smoking, et leur vaudra un César du Meilleur scénario en 1994. Le duo va enchaîner les succès, primé à trois autres reprises pour Un air de famille, adaptation de leur propre pièce, Le Goût des autres, un scénario original et enfin On connaît la chanson, nouvelle collaboration avec Alain Resnais. Ce dernier film vaut également à Agnès Jaoui le César de la Meilleure actrice dans un second rôle pour son inoubliable interprétation de Camille, enseignante dépressive dont tout le monde a retenu le pourtant obscur sujet de thèse, les chevaliers paysans de l’an mil au lac de Paladru.
Imaginer ses propres personnages, c’est un moyen de travailler bien sûr, mais aussi d’aiguiser son regard et déployer ses talents d’interprétation. Profondément et viscéralement comédienne, passer par la case autrice lui permet de contourner un temps cet écueil du métier d’actrice, être soumise au regard désirant d’un cinéaste, et entrer dans une compétition pipée par des canons esthétiques contraignants et excluants. Au fil des scénarios, c’est en passant par la case autrice et en s’offrant de vrais personnages que sa carrière d’actrice trouve un nouvel envol. On la retrouve ainsi par exemple chez Alain Corneau dans Le Cousin, chez Christophe Blanc dans Une femme d’intérieur, chez François Favrat dans Le rôle de sa vie, ou dans l’adaptation par Laurent Bouhnik de 24 heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig.
L’an 2000 marque son passage derrière la caméra pour Le Goût des Autres, et l’assoit s’il en était besoin comme une figure incontournable du cinéma français. Cette fable douce-amère sur le mépris de classe, l’orgueil et les préjugés rencontre un grand succès aussi bien critique que public, vaut à Agnès Jaoui quatre César dont celui du Meilleur film, et l’envoie à Los Angeles pour représenter la France aux Oscars.
Agnès Jaoui va réaliser quatre autres longs métrages (Comme une image, Parlez-moi de la pluie, Au bout du conte et Place publique), qui rencontreront les faveurs du public. Au fil des années et des films, ses convictions s’affirment et s’affichent. Militante féministe (on se souvient de son bouleversant discours lors de la troisième édition des Assises pour l’égalité, la parité et la diversité dans le cinéma et l’audiovisuel), elle défend des personnages de femmes complexes et souvent rares au cinéma. Dans son film Au bout du conte, elle dynamitait le mythe du Prince Charmant. Dans Aurore de Blandine Lenoir, elle donnait corps et vie aux questionnements d’une femme de 50 ans.
Sa filmographie laisse apparaître ses colères, ses révoltes ou ses engagements. Et fait ressortir un goût pour les films beaux, bien sûr, mais aussi utiles et socialement ancrés, comme le dénotent ses derniers projets, Compagnons, qui suit le parcours d’une jeune apprentie qui cherche sa voie, Les Bonnes intentions, qui se penche sur l’accueil des étrangers, ou encore A l’ombre des filles, qui interroge la place des femmes dans l’institution carcérale. Notons également qu’elle sera prochainement à l’affiche, aux côtés de Jonathan Zaccaï, du nouveau film de Frédéric Sojcher, Le Cours de la vie, véritable déclaration d’amour au cinéma, où elle incarne une scénariste qui revisite son passé au cours d’une passionnante leçon de cinéma.
Tous ces films égrenés ne constituent qu’une partie de la filmographie d’Agnès Jaoui, et ne mettent encore pas en lumière ses talents de chanteuse et sa passion pour la musique, elle qui a sorti trois albums, et écrit en 2020 pour France Musique une comédie musicale, On va se quitter pour aujourd’hui. Cet amour du chant, elle le partage d’ailleurs dans le premier long métrage d’animation des cinéastes belges Arnaud Demuynck et Remi Durin, Yuku et la Fleur de l’Himalaya, prêtant sa voix et son swing à l’inspirante renarde.
C’est un honneur, une joie et une fierté pour l’Académie André Delvaux de remettre le 4 mars prochain un Magritte d’Honneur à Agnès Jaoui. Elle succède ainsi à Marion Hänsel, Monica Bellucci, Raoul Servais, Sandrine Bonnaire, André Dussollier, Vincent Lindon, Pierre Richard, Emir Kusturica, Costa-Gavras, Nathalie Baye et André Delvaux.